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S'autoriser, pour chasser le syndrome de l'imposteur

Dernière mise à jour : 21 juil.

J'ai écrit le premier jet de cette nouvelle lors d'un atelier d'écriture en 2019 en à peine 15 minutes. Souvenir de cette fulgurance créative que je ne pensais pas, j'ai eu envie — ou peut-être besoin de la terminer. Peu après l'annonce de mon licenciement, je me suis inscrite à un concours de nouvelles afin de me donner une date butoir pour terminer ce premier jet.


Je vous vois venir : non, je n'ai pas gagné le concours et même si j'aurais aimé, ce que j'ai gagné, c'est le souvenir du plaisir que j'ai pris à écrire pour les jours, à réécrire jusqu'à être pleinement satisfaite. Je suis partie sur mon rocher, à Groix, seule, en Janvier pour cette parenthèse.


J'ai pris conscience que l'écriture me manquait dans ma vie. Ecrire. Une newsletter, des articles pour d'autres, des scénarios de réels, des descriptifs d'atelier. Que sais-je. Ecrire. Cela me parait une évidence maintenant que, quel que soit mon chemin professionnel, l'écriture y aura sa place.


Je vous livre aussi ma nouvelle, parce que j'ai aussi envie de vous encourager a vous autoriser, vous aussi. Ce ne sera peut-être pas une nouvelle ou l'écriture. Nous avons tous en nous un désir profond que l'on enfouit à cause de ce fichu syndrome de l'imposteur, ou de croyances sociétales, familiales ou personnelles.


Allez le chercher. Déterrez-le et donnez lui une place.


Le Chat


— Madeleine, as-tu vu le chat ? demande Jeanne en sortant sur la terrasse.


Le soleil a perdu sa chaleur, aucune brise ne vient dissiper la mélancolie de cette fin d’été. Madeleine a passé tout l’après-midi sur un transat, comme assommée par le rythme indolent du dernier jour de vacances. Madeleine est jolie comme un cœur. Elle a quinze ans. Sa pomme à la main, elle n’a pas envie de répondre, alors, elle enroule une mèche de cheveux autour de son index, faisant semblant de réfléchir. Comme elle entend sa mère s’impatienter dans son dos, elle consent à incliner légèrement la tête sur le côté et lui répond sans la regarder : — Non, je ne l’ai pas vu, il doit vadrouiller, il fait beau.


Elle perçoit le soupir en retour.


— Mais enfin, où est passé cet animal ?, s’inquiète sa mère. J’espère qu’il ne lui est rien arrivé.


Madeleine sent son cœur se serrer. Cette femme si drôle, si forte, et maintenant toujours si inquiète depuis la mort de son père, l’agace. Elle imagine que c’est comme ça, quand on attend toute la nuit un coup de fil qui n’arrive pas ; quand on est réveillé en sursaut par la sonnette de l’entrée et qu’on entend les gendarmes vous dire qu’ils sont désolés, que votre mari est décédé à 4:32 ce matin suite à une collision frontale avec un poids-lourd sur la Nationale 12. Ce matin-là, le néant s’est ouvert sous ses pieds et l’a déchiré en deux. Sa mère, désormais à moitié morte et à moitié vivante.


Madeleine ferme les yeux et pointe son visage vers les derniers rayons de soleil. Elle ne veut plus penser à la mort ; elle refuse de croire que la vie n’est plus que ça, les vivants et leur souffrance. Derrière ses paupières closes, elle déroule ses plus beaux souvenirs pour n’en retenir qu’un, son père lui disant en riant : « Le soleil d’août, c’est comme un vieux chewing-gum. Il n’a plus de goût, mais on en veut encore. » Cette phrase, comme tant d’autres qu’il avait en réserve, l’avait toujours tellement amusée. Aujourd’hui, elle se la répète encore et encore, litanie incantatoire pour le faire apparaître derrière ses paupières. Il est là, lui fait un clin d’œil, elle lui sourit.


Soudain la voix de sa mère se fait entendre à nouveau : — Pompon, allez Pompon, viens par ici. Allez mon chat. Madeleine sait qu’elle pourrait se lever et aider sa mère à chercher l’animal. Mais à quoi bon ? Ce n’est qu’un chat après tout et elle ne peut rien faire de plus. Alors, elle reste allongée, occupée à gratter les croûtes rouges sur son vernis orange écaillé. Pompon aussi est orange.


Quand il est arrivé l’été dernier, petite boule de poils roux blottie dans la main de son père, sa sœur et elle avaient répété, incrédules : — Un chaton, un chaton ! Même à 14 ans, elle n’avait pu se retenir de sauter de joie. Une fois calmées, elles l’avaient caressé délicatement, pris dans leurs bras tour à tour, se regardant, regardant papa, toujours accroupi qui souriait et maman, qui attendait, debout, rayonnante, dans l’encadrement de la porte de la cuisine.


Elles n’avaient pas remarqué la petite valise noire dans l’entrée, accaparées par le chat, et le nom qu’il fallait lui trouver. “Tigrou! s’était écriée Madeleine. — Mais non, c’est nul, avait décrété Eva. On n’est plus des bébés, Winny l’Ourson, c'est fini. Cannelle, c’est sympa, vu qu’il est roux.


Madeleine se souvient d'avoir pensé qu’à 16 ans, sa sœur était devenue très bête. Par contre, elle a beau essayer, elle n’a aucun souvenir d’avoir entendu maman dire que papa s’absentait quelques jours pour le travail. Mais cela avait dû arriver, car il ne partait jamais sans les prévenir et leur faire un câlin. Mais ce jour-là, personne ne s’était embrassé parce que sa sœur et elle n’avaient pas un instant détourné leur attention du chaton, continuant leur discussion.


— Mais, j’aime pas la cannelle. À la rigueur, je préfère Caramel.

— Et pourquoi pas Gargamel, avait grogné Eva, d’un air méprisant.


Les bagages avaient disparu. La porte avait claqué. C’était la dernière fois qu’elle avait vu son père vivant.


Elle aurait dû se souvenir de sa barbe qui piquait, de ses yeux verts qui pétillaient, de ses bras qui rassuraient. Mais elle ne se souvenait que des poils roux clairs qui la chatouillaient à chacun de ses baisers ; elle ne voyait que ces deux yeux ronds et bleus qui la faisaient fondre à chacun de ses regards.


Madeleine frissonne. Le soleil a disparu derrière les nuages. Elle peine à respirer et ses yeux se voilent. Seul son père savait la rassurer avant la rentrée des classes. Il n’y a personne maintenant. Certainement pas Eva, qui s’est empressée de quitter la maison ce matin, sitôt la pelouse tondue. Quand Madeleine lui a demandé où elle allait, elle n’a eu droit qu’à un haussement d’épaules accompagné de :. — Tu crois que je vais passer mon dernier jour de vacances ici ? C’est vraiment le dernier endroit où j’ai envie d’être !


Madeleine ne peut plus contenir les larmes qui tracent un sillon jusqu’au coin de sa bouche. Même fâchée, même méchante, Eva lui manque et elle sait que ce n’est pas vraiment sa faute. Les mots blessants ne viennent pas d’Eva, ils viennent de l’ombre qu’elle a rapportée avec elle de ses vacances. Alors, pour comprendre, Madeleine a lu son journal intime. Ce n’est pas comme s’il était caché et sa mère l’aurait trouvé, elle aussi, si elle l’avait cherché autant qu’elle cherche ce fichu chat. Aurait-elle pleuré en lisant qu’Eva n’avait qu’une hâte, quitter la maison et passer du temps avec ses amis ? Aurait-elle eu peur en lisant comment elle s’était vidée la tête au fur et à mesure qu’elle vidait des bouteilles de bière ? Son cœur se serait-il arrêté en lisant combien elle s’était sentie salie le dernier jour, quand elle avait trouvé les doigts de son amoureux dans sa culotte à son réveil. L’aurait-elle consolée en apprenant que cet amoureux lui avait dit que tout le monde faisait ça et que c’était vraiment une gamine si elle en faisait tout un plat ? Se serait-elle enfin réveillée, en lisant : « Maman me manque. » Mais prisonnière de sa propre peine, Jeanne n’a rien lu, rien vu, rien su. Madeleine si.


Elle devine que sa mère cherche le chat dans le garage maintenant, en entendant les outils de jardinage dégringoler de leur étagère. Elle sait qu’elle va retourner la maison pour le retrouver. Il n’y a que pour lui qu’elle semble vivre. Il est le seul qui anime ses yeux, la fait se lever le matin, lui fait garder un semblant de rythme. Pompon. C’est finalement elle qui a choisi le nom. Dès le premier jour, elle l’avait soigné, avait joué avec lui, avait dormi avec lui. Le chat avait grandi et le chagrin de sa mère aussi. Il s’était nourri de sa peine, gavé de ses caresses, rassasié de ses attentions sans qu’elle puisse guérir de sa douleur. Depuis un an, Pompon n’était qu’un fix dont sa mère ne pouvait se passer.

Ce chaton adorable, qui avait eu toutes leurs faveurs, à Eva et elle, alors qu’elles auraient dû sauter au cou de leur père, rire avec lui, lui dire qu’elles l’aimaient et qu’il était le meilleur papa du monde, leur avait tout pris.


Les larmes ne cessent de rouler sur les joues de Madeleine. Elle ne sait plus si elle pleure pour son père mort, pour sa mère inexistante, pour sa sœur absente ou pour le chat perdu. Sans doute pour tout. Mais elle sait que ce sont ses dernières larmes. Elle a fait ce qu’il fallait.


La veille, Eva et elle avaient préparé le dîner comme d’habitude. Comme d’habitude, elles avaient mangé en silence. Alors que Madeleine débarrassait, sa mère avait pris son verre de vin et s’était levée pour s’installer dans le canapé. Comme tous les soirs, Madeleine l’avait regardée soulever le chat déjà endormi, lui susurrer des mots doux ; elle l’avait vue s’asseoir et déposer l’animal sur ses genoux sans une attention pour ses filles, leurs cernes et leurs ongles rongés. Sitôt la vaisselle lavée et rangée, Madeleine s’était approchée de Jeanne.


— Bonne nuit maman, profite bien du chat, lui avait-elle murmuré à l’oreille avant de déposer un léger baiser sur sa joue. Elle lui avait caressé les cheveux, ignorant le chat dont le ronronnement obscène l’avait accompagné jusqu’au pied de l’escalier.


— Bonne nuit, avait répondu Jeanne le regard vide fixé sur la télévision.


Madeleine s’était dit que peut-être, demain, elle aurait un regard et qu’elle serait celle qui consolerait sa mère. Elle avait senti une douleur fantôme, le souvenir des bras de sa mère l’envelopper au fur et à mesure des marches qu’elle montait. Une fois arrivée en haut, elle avait su ce qu’elle devait faire.


Le soleil disparaît derrière l’acacia. C’est la fin d’une époque. Demain, elle entre en seconde. Il est temps de rentrer et de préparer son sac. Madeleine croque une dernière fois dans sa pomme et se lève. Elle n’entend plus sa mère chercher le chat. Elle espère qu’elle a renoncé.


Au lieu de rentrer à la maison, elle prend l’allée qui mène au compost d’où se dégage une odeur d’herbe coupée. Eva a tondu l’herbe ce midi avant de partir. Personne n’ira plus par là avant la semaine prochaine, peut-être même quinze jours. Madeleine atteint la fosse dans laquelle s’entassent les déchets de jardin. Elle y jette son trognon, qui atterrit à côté de poils roux. Madeleine détourne le regard.


En s’éloignant, elle pense à la portée de chiots de la voisine nés la semaine dernière et se demande si elle pourra convaincre sa mère d’aller les voir bientôt. Un chien, ce serait parfait.

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